La France veut éviter la rupture avec le Sénégal
L’Elysée a félicité Bassirou Diomaye Faye pour son élection et se dit ouvert à une réforme du franc CFA
L’appel téléphonique d’Emmanuel Macron, vendredi 29 mars, au tout nouveau président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, a duré une bonne demi-heure et a permis une discussion « très positive », a souligné l’Elysée. Alors que M. Diomaye Faye devait être investi, mardi 2 avril, à Dakar, le chef de l’Etat français a signifié à celui qui est passé, en quelques jours, d’opposant incarcéré à président élu, sa « volonté de poursuivre et d’intensifier le partenariat entre le Sénégal et la France ».
Dès le 25 mars, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, où l’ancien inspecteur des impôts et domaines, âgé de 44 ans, a créé la sensation en s’imposant avec plus de 54 % des suffrages, Emmanuel Macron avait félicité Bassirou Diomaye Faye dans un message sur le réseau social X en français et en wolof – la langue la plus parlée au Sénégal –, dans lequel il « [se] réjoui[t] de travailler avec lui ». Après des semaines de crise politique déclenchée par le report de l’élection, décidé par le président sortant, Macky Sall, on salue aujourd’hui à l’Elysée un scrutin vanté comme un exemple de vitalité démocratique, dans une région où, depuis trois ans, les coups d’Etat se succèdent – au Mali, au Burkina Faso, en Guinée, au Niger –, obligeant les soldats français à quitter le Sahel. Même si, comme le réclame le nouveau pouvoir à Dakar, un rééquilibrage s’impose, Paris veut conserver avec Dakar des relations apaisées. En France, Bassirou Diomaye Faye est moins connu que son mentor, Ousmane Sonko, qu’il a remplacé comme candidat du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), ce dernier ne pouvant se présenter.
Mais le programme se définissant comme souverainiste, porté par les deux hommes, n’est pas un mystère. Quant à la personnalité d’Ousmane Sonko, elle inquiète moins que par le passé. L’opposant, lui aussi ancien inspecteur des impôts et domaines, arrivé en troisième position à la présidentielle de 2019, a longtemps été l’une des voix d’Afrique de l’Ouest les plus critiques envers l’ancienne puissance coloniale. « Il est temps, avait-il lancé en juillet 2021, lors d’une conférence de presse à Dakar, que la France lève son genou de notre cou. Sept siècles de misère faits de traite humaine, de colonisation et de néocolonisation, cela suffit. Il est temps que la France nous foute la paix. » A l’époque, le maire de Ziguinchor était en pleine tourmente judiciaire, poursuivi dans une affaire de viol, dénoncée par son camp comme un complot du pouvoir pour l’écarter de la présidentielle. Son interpellation, en mars 2021, avait provoqué des émeutes au cours desquelles quatorze personnes avaient été tuées, dont certaines par balles réelles tirées par les forces de sécurité. Plusieurs enseignes françaises avaient été pillées et vandalisées. Paris se voyait alors accusé de soutenir la répression. « Si, un jour, le Pastef arrive au pouvoir, nous devrons faire nos valises », confiait, à cette période, un diplomate français, inquiet. Mais, peu à peu, les relations se sont décrispées. Par nécessité de préparer l’avenir, mais aussi du fait de tensions apparues ces dernières années entre l’Elysée et le pouvoir de Macky Sall. Paris a peu goûté que le Sénégal s’abstienne de voter, en mars 2022, aux Nations unies, pour condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Puis, en janvier 2023, le président sénégalais a reçu Marine Le Pen, lors d’une audience privée qui a opportunément fuité dans la presse. « On parle à tout le monde, avait justifié un conseiller de M. Sall. Surtout quand une personnalité est arrivée deuxième par deux fois à une présidentielle. » Suivant cette même logique, des agents du renseignement français s’étaient rendus, en février 2023, à Ziguinchor, à la rencontre d’Ousmane Sonko. Une entrevue suivie, un mois plus tard, d’une visite officielle au domicile du leader du Pastef, à Dakar, de Nadège Chouat, numéro deux de la cellule Afrique de l’Elysée. « Cela nous a permis de lever des incompréhensions, car on connaissait mal le Pastef », précise une source élyséenne.
Sujets de friction
« Macky Sall a voulu faire d’un écureuil une hyène, en nous faisant passer pour un groupe d’extrémistes religieux, mais ce fantasme s’est écroulé, argue un conseiller de Bassirou Diomaye Faye. Nous avons expliqué à Paris que nous souhaitions que nos ressources naturelles et humaines nous profitent en priorité. Notre vision souverainiste n’a rien d’extrémiste. » A l’approche du scrutin de 2024, plusieurs candidats de l’opposition avaient par ailleurs été reçus à l’ambassade de France à Dakar, dont le président du groupe parlementaire du Pastef, Birame Souleye Diop.
Si les sujets de friction entre ce parti « panafricaniste de gauche » et la France sont évidents, des terrains de conciliation sont possibles. Opposé au franc CFA dans sa version actuelle, Bassirou Diomaye Faye plaide pour une réforme de la monnaie commune ouest-africaine héritée de la colonisation. Un point sur lequel la France, premier investisseur et deuxième partenaire commercial, se dit sereine. « Nous sommes plus ouverts que jamais à cette idée. C’est ce que le président [Macron] veut mener depuis des années. Si d’autres points sont à réformer, nous serons réceptifs », assure une source diplomatique française. Sur l’aspect sécuritaire, le Pastef ne réclame plus le départ des troupes françaises – soit 350 soldats toujours présents à Dakar –, comme il l’avait exigé par le passé. Bassirou Diomaye Faye n’a toutefois pas exclu d’étendre la coopération sécuritaire à de nouveaux partenaires, Russie incluse. Le Sénégal « restera le pays ami et l’allié sûr et fiable de tout partenaire qui s’engagera avec nous dans une coopération vertueuse, respectueuse et mutuellement productive », a déclaré le nouveau président, lors de sa première prise de parole après l’élection. Cette promesse est dans la droite ligne d’une déclaration faite un an auparavant. « Nous ne sommes pas contre la France, mais pour le Sénégal. Dire “je me préfère” ne signifie pas “je te déteste”. Ce que nous voulons, c’est un partenariat gagnant-gagnant », avait assuré au Monde Bassirou Diomaye Faye, alors secrétaire général du Pastef. Ainsi, un conseiller proche du nouveau chef de l’Etat prévient déjà que, sur certaines questions comme le respect des droits des minorités sexuelles, le Sénégal agira à sa guise. « La France doit être dans un partenariat respectueux sans nous imposer un agenda sur les sujets sociétaux sur lesquels nous sommes souverains », a dit cette source. Une certaine méfiance, réciproque, persiste-t-elle alors entre Paris et Dakar ? « Nous n’oublions pas que tout au long de sa présidence, malgré ses dérives, Macky Sall a été soutenu par la France. Même son report illégal de l’élection n’a été que timidement dénoncé, contrairement aux Etats-Unis. Et cela, les Sénégalais l’[avaient] sans doute en tête au moment de sanctionner le régime Sall », souligne-t-on dans l’entourage de Bassirou Diomaye Faye. Une période d’incertitude est ouverte dans les relations entre la France et le Sénégal, où chaque déclaration et chaque geste de part et d’autre seront scrutés.
Le Monde